Jeffrey Spock : "Pour être écrivain de jeux vidéo, il faut savoir coder"

par | 13 Juin 2014

Étudiant en informatique en Nouvelle-Angleterre, Jeffrey Spock arrive en France en 1997 pour travailler dans une start-up de gestion à Paris. Début des années 2000, la « bulle internet » éclate, son entreprise aussi. Cette crise économique apparaît alors comme le moment idéal pour concilier sa passion de toujours, l’écriture, et ses compétences en informatique. Il décide de faire un stage à Seattle, le Clarion West Wrtiters Workshop, et rencontre par hasard un responsable de Valve, un studio américain. Lui aussi a été écrivain avant de travailler dans les jeux vidéo. Il met Jeffrey en contact avec Ubisoft, basé à Lyon, et commence son aventure. « Dans les premiers jeux sur lesquels j’ai travaillé à Ubisoft, l’univers était déjà créé mais le producteur était très ouvert aux propositions. On avait 2000 années d’histoire en stock sur le jeu “Heroes of Might and Magic”. A nous de trouver où on Dans un monde idéal, les écrivains seraient intégrés dans l’équipe dès le début de la conception du jeu, pour choisir le « gameplay », l’univers, les personnages.« Mais souvent, l’écrivain est externe et arrive avec une histoire prémâchée. C’est notre rôle de prendre ces ficelles et de coudre une joli monde autour. A ce sujet, tous les écrivains ont des anecdotes.On arrive sur un jeu avec une histoire pas crédible du tout, des personnages copiés-collés d’Indiana Jones et on doit faire un truc super. »

Désormais, Jeffrey n’a plus ce risque. Il fait partie des fondateurs et investisseurs d’Amplitude Studios, lancé en 2011 à Paris. Une entreprise de jeux vidéo indépendante, qui a créé plusieurs opus autour d’un même univers, Endless, imaginé et conçu par Jeffrey. Un véritable changement d’espace de jeu et de travail.

« Chez Ubisoft, j’ai vécu très profondément l’univers du jeu pendant six ans. C’était un peu mon bébé. C’était dur de le quitter, il y a tellement d’amour dans la création d’un monde. Il y a des regrets, j’ai toujours des sentiments très forts pour l’équipe et aussi pour les personnages créés ; c’est comme quand vous partez de la fac, vous savez qu’il va y avoir d’autres aventures après, mais ça tire au cœur.

Le risque, c’est de créer un univers similaire avec le nouveau studio. Heureusement, j’ai pu couper sec en passant du médiéval à la science-fiction. Sinon, je soupçonne qu’il y aurai eu des petites restes. »

Son attachement au jeu est palpable. Une relation de travail et de passion parfois délicate car il faut accepter de contraindre son histoire au cahier des charges du studio. Si le travail d’écrivain est souvent solitaire, celui d’écrivain pour jeux vidéo est collectif, avec une équipe dirigeante.« On assume le fait qu’on n’a pas le métier le plus important. On est secondaire. Dans un roman, c’est l’écrivain qui prime ; dans un film, le réalisateur et dans les jeux vidéo, c’est le designer.
Je me rappelle, dans un ancien jeu sur lequel je travaillais, il n’y avait pas de niveau six. Puis un jour, on me demande de créer ce niveau. Deux mois plus tard, le studio le transforme en “boss fight” [un niveau qui consiste à affronter un ennemi, ndlr], il faut tout récrire. Et au moment de la sortie, ils l’avaient supprimé. Il faut injecter du sens à tout moment, même si on a l’impression de casser quelque chose de beau. »

Au-delà de l’écriture, Jeffrey a un atout pour bien réaliser son travail : ses études et son expérience en informatique. « Je n’ai pas peur du code. Je n’ai pas peur de voir ce qu’on peut changer. Même si les vrais programmeurs ont beaucoup plus de technique que moi. C’est toujours un très fort avantage.Quand on me demande “que faut-il faire pour devenir écrivain de jeux vidéo ?”, je réponds : “Il faut savoir coder.” Ça reste un projet de développement, il faut un minimum parler la langue. »

Son métier se complique et se singularise quand il faut prendre en compte l’interactivité du joueur. Contrairement aux livres, à la télévision ou au cinéma, l’écrivain n’est pas le seul maître de l’histoire face à un public passif.

Jeffrey mime un personnage armé se promenant dans un univers :« Si le joueur est entrain de jouer, et qu’on lui dit “tu fais ça”, lui répond “je ne ferai jamais ça”. Il faut bien mener les actions et les décisions du joueur avec les moments-clés de l’histoire. Pour faire ça, il y a de plus en plus de petits gadgets, comme le fidèle compagnon qui accompagne et guide le personnage. On donne aussi un très riche contenu narratif au monde. Et on unifie l’univers avec des cinématiques. Le grand risque, c’est de mal choisir le moment, de créer une rupture dans le jeu. »

Un challenge d’autant plus ardu qu’il ne peut pas faire de relecture linéaire. Il n’y a pas de pages ou de ratures sur les mots possibles, mais une plongée active dans le jeu comme moyen de vérifier son travail. « Les projets durent souvent plusieurs années, alors lorsqu’on se replonge dans l’un de ses jeux, on croise des choses qu’on a oubliées. Parfois, c’est agréable, parfois, on croise des choses loupées. C’est un peu comme pour les comédiens au cinéma. La moitié des scènes est tournée devant un fond vert sans qu’ils ne sachent comment ça va rendre. C’est très intéressant de le vivre comme joueur. »

Pour améliorer le fil conducteur de ses univers, il s’inspire de ses nombreuses lectures fantastiques et de science-fiction. Un univers dans lequel il est plongé depuis petit, et dont il commence à s’extraire en lisant des essais. « Je continue aussi d’écrire. C’est important d’avoir une autre soupape de création. J’aimerais quand même créer mes autres projets, comme une bande dessinée. » Cette sensibilité artistique est primordiale. Une exception culturelle que la France tente d’imposer aussi dans les jeux vidéo. « Je crois que les studios français, en règle général, sont beaucoup plus intéressés par le côté artistique du jeu vidéo. A la fois dans le graphisme, l’écriture, et les questions philosophiques. Aux États-Unis, on cherche d’abord à rendre le jeu impressionnant. En France, il y a une approche différente, on aime ajouter une touche artistique innovante. »

La suite de l’article sur rue89.
 

Découvrez nos derniers numéros !

0 commentaires

Laisser un commentaire

Ces articles pourraient aussi vous intéresser …