Coup de gueule de la semaine concernant un documentaire sur les conditions de travail dans le jeu vidéo (Game Spectrum)

par | 5 Mar 2019

Si vous êtes intéressé par la création de jeux vidéo,  ou simplement curieux, vous vous demandez peut-être comment fonctionne un studio, quelles sont les conditions de travail, etc.

Game Spectrum est une série de documentaires sur le jeu vidéo entièrement gratuite et sans publicité. Elle est indépendante car financée dans son intégralité par vous et l’aide publique du CNC.  Chaque épisode est le résultat d’un long travail de recherche documenté, sourcé, libre et engagé. L’émission cherche à questionner et à raconter le jeu vidéo dans son rapport au monde et à la société.

Si cela vous intéresse, voici un épisode consacré aux conditions de travail dans le domaine (1H09):

On y aborde le crunch, cette pratique du secteur du jeu vidéo qui consiste à multiplier les heures de travail sur des périodes courtes, le plus souvent en fin de production (complétez par ce dossier). Les employés comme « variables d’ajustement » pour des planning mal maitrisés… Une pratique qui semble « acceptée comme telle » par le secteur, en commençant par les écoles de J&V qui formatent des élèves malléables. Mais au final, les gens s’épuisent, font des burn-out, voire des dépressions, y perdent leur santé. De quoi sortir de l’industrie du jeu vidéo de façon désabusée.  La faiblesse des syndicats représentant les salariés de cette industrie est liée à la jeunesse de cette dernière. Dans le monde du cinéma, les salariés sont bien mieux représentés.  C’est une véritable perte d’expérience dans les studios car il est rare qu’un salarié reste longtemps dans la même structure.

De mon coté, j’aimerais modérer tout cela. Il y a aussi un bon pendant au rush, à ces nuits blanches pour terminer un projet… ce sont des phases d’excitation où l’on est parfois plus créatif, plus productif car on il faut aller vite. J’aime ces moments… mais il ne faut pas que cela devienne une habitude de travail. Il faut des phases de rush, et des phases de ralentissement. Soit, en effet, cela constitue un surplus de travail qui doit rester ponctuel et qui devrait être récompenser sous une forme ou un autre. Soit c’est dans une culture d’entreprise où on alterne avec des phases récréatives où l’on peut discuter d’un projet dans la salle de sport du studio, jouer à un jeu ou toute autre activité qui est à la fois du travail, mais aussi une façon de récupérer…  J’ai pu constater que beaucoup avait tendance à pratiquer le crunch car ils se sentaient responsables des retards pris en production – ce qui est peut-être vrai, mais on ne peut pas demander à un junior de savoir s’organiser et planifier son travail comme un sénior. Il est donc important d’encadrer fortement ces phases qui peuvent se révéler destructrices pour certains. Pour ma part, je suis un mauvais élève : impossible de prendre de la distance avec les projets sur lesquels je travaille… je suis à fond et je m’implique corps et âme. Alors, le rush… je connais, mais je l’ai choisi, je ne le subis pas.

Le documentaire aborde également la culture d’entreprise très masculine des studios. C’est à la mode… je préfère ne pas m’exprimer sur le sujet. Dans tous les cas, ce n’est pas seulement lié à ce secteur.

« Le secteur du jeu vidéo fait rêver, ce qui fait beaucoup de gens veulent y travailler« . Cela joue à la baisse pour les salaires. On entretient beaucoup le mythe de la création des jeux comme il y a 20 ou 30 ans. Aujourd’hui, c’est une véritable industrie, avec son organisation, ses automatismes… à moins d’être game designer, on ne voit le plus souvent qu’une toute petite partie d’un jeu tant il y a de gens qui bossent dessus. Ou alors, il faut travailler dans un petit studio indépendant, à taille humaine, avec souvent une gestion familiale de l’entreprise (au sens du « bon père de famille »). Cet aspect n’est pas vraiment abordé par le documentaire, car l’indie, c’est moins de l’industrie que de l’artisanat au final.

Bon, personnellement, je veux bien entendre les arguments énoncés concernant les abus de certains studios, le manque de protection liée à la convention collective SYNTEC (et encore, c’est celle des ingénieurs conseil ne l’oublions pas)… Je trouve que ce documentaire est un peut trop « militant de gauche ». Dire que les salariés sont plutôt CSP+, copains des chefs d’entreprise, adeptes de « travailler plus pour gagner plus »… ça sonne un peu trop militant politique à mon gout. D’ailleurs, on y retrouve une critique du capitalisme et du libéralisme, oubliant que le monde du jeu vidéo est subventionné comme pas mal d’autres secteurs dits « culturels » et qu’on est plus du tout dans une logique de marché dans ce cas. Mais on s’éloigne… Je vois avoue que j’ai eu l’impression d’assister à une réunion du PCF pendant une dizaine de minutes à la moitié du reportage…  En 34:53, l’un des participants avec une casquette type « étoile rouge » propose que tous les salariés deviennent décideurs !  un autre propose que chacun ait des droits d’auteur sur son travail (pour lequel il est payé rappelons le). Ok, alors tous les salariés financent l’activité (voir hypothèquent leur bien) et si cela se passe mal, tout le monde boit le bouillon. Rappelons qu’en France, rien n’empêche un groupe d’individus de se lancer en SCOOP  ou en association pour promouvoir une autre forme de gestion. D’ailleurs, le modèle est décrit en 46:31 avec Motion Twin (excellent Studio au passage, à l’origine de Dead Cells). Bon, je vais m’arrêter ici pour le coté politique et économique, mais ça gâche réellement le documentaire…

Je trouve que le tableau qui est brossé est trop « noir » et qu’il a tendance à mettre tous les studios dans le même panier… « tous pourris ». J’aimerais relativiser: tous les domaines où la production est étroitement liée à la création artistique ont un point commun – cela génère un stress important. D’un coté il y a de l’argent, des objectifs… pas mal de studios ou d’éditeurs ont bu le bouillon après un échec commercial – et même des gros. A coté de cela, il ne faut pas forcément chercher la faute coté employeurs – je vous renvoie à ma vidéo sur « création de jeux vidéo et dépression« . Quand on créé un jeu seul, ou qu’on participe à sa création, on a envie que cela fonctionne, d’être reconnu…  on ne compte pas ses heures, et si ça ne marche pas, alors cela peut devenir très difficile. Pas besoin de mauvais patrons pour cela. Il y a un marché, une offre et une demande. Certes, beaucoup veulent travailler dans ce domaine. Mais quand on est bon, un studio n’a pas intérêt à nous perdre. De fait, quand un projet réussit, les bons studios, ceux qui sont malins, vont répartir de façon intelligentes les rewards vers les meilleurs atouts. C’est quand on démarre que c’est difficile, il faut en avoir conscience et savoir devenir indispensable. J’avais envie d’ajouter cela car si on rentre trop de revendication dans la tête des gens, on oublie que la méritocratie, cela a aussi du bon et qu’à réclamer des droits avant même de prouver ce qu’on vaut, ça fait aussi fuir les studios vers des pays où l’on aura moins bourré la tête des gens avec de genre de choses. Vers la fin du documentaire, on parle « syndicat », que les jeunes veulent ce que leurs parents ont eu, une retraite, etc…. Mais évidemment, c’est louable ! Mais cela n’a rien de spécifique à l’industrie vidéoludique ! Et d’ailleurs, les syndicats sont en perte de vitesse partout – ils n’apportent pas une réponse aux salariés. Le problème est ailleurs, il est plus global, plus profond. Il est d’ordre politique.

Et là, je joue un peu l’avocat du Diable car ma position est plus nuancée en réalité. Je ne fais que me poser à l’autre extrémité de la balance car j’ai trouve que le documentaire penchait trop d’un coté. j’aurais aimé qu’on parle aussi de positif, de challenge, de passion, d’esprit d’équipe, de la joie d’un projet finalisé qui est bien accueilli. Ok, le monde de la création du jeu a bien changé… je suis le premier à critiquer cette vision industrielle du secteur. Oui, moi non plus, je ne suis pas certain qu’on y perdrait si on ne pouvait plus produire un Assassin’s Creed ou un Far Cry 47… j’ai une préférence marquée pour les projets plus petits, plus innovants. Mais de là à dresser un portrait sinistre du secteur… je trouve ça dommage, et assez symptomatique du malaise français dans sa globalité.  No fate… no future… c’est dommage, ce n’est pas ainsi que le vit le monde. Il y a un tas de pays émergents avec des gens motivés, qui ont le sourire et qui imaginent leur avenir avec envie. Je ne dis pas que nous avons tort dans notre constat général. Je dis que l’intellect seul est stérile. Qu’il faut parfois retrousser ses manches et aborder le futur avec l’optimise de la volonté. Sinon, autant se mettre une balle. Ce sera mon mot de la fin. Mais cela ne sera pas le dernier (je l’espère).

Avec Nicolas Turcev Noah Young Alexis Colin Corentin Séchet Anaïs Simonnet Katharine Neil Mehdi Debbabi-Zourgani Sébastien Bénard.

Soutenir Game Spectrum : https://tipeee.com/game-spectrum | S’abonner : http://bit.ly/Sub_GS

Edit du 09/03: Pour compléter votre lecture, je vous propose un témoignage de Katie Chironis, game designer actuellement en poste chez Riot Games  sur le thème de « La peur permanente de perdre son emploi, une réalité dans le secteur du jeu vidéo » (intro en français).

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3 Commentaires

  1. Laurent Reynaud (@LR_chirps)

    Bonjour, merci pour cet avis non seulement intéressant et très nuancé, mais aussi assez remarquable (à mon avis) par sa prise de recul sur de nombreux sujets de société qui vont bien au delà du domaine du jeu vidéo. On peut ne pas être d’accord avec vous (personnellement je partage votre avis, tout en n’ayant visiblement pas votre connaissance de ce milieu professionnel), mais vous balayez vos points avec précision et honnêteté. C’est avec ce genre d’intervention que l’on mesure à quel point ces valeurs se sont perdues sur le Web, au profit de l’instantanéité et de la simplification à l’extrême (culture du manichéisme et de l’indignation, entre autres choses). En bref, continuez, vous tenez quelque chose, et a minima le lecteur que je suis vous remercie pour un propos assez rafraîchissant.

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  2. Sam Hocevar

    J’ai lu ton article mais je trouve que ton commentaire est un peu trop « militant de droite », mais il est aussi très difficile d’y répondre correctement car il est naïf et confus. Par exemple dans un paragraphe on lit « on est plus du tout dans une logique de marché » puis on apprend qu’« il y a un marché, une offre et une demande ». Qu’en est-il vraiment ?
    Tu feins de croire que le documentaire « oublie que le monde du jeu vidéo est subventionné » pour en balayer la critique du libéralisme sans toi-même sembler te rappeler que dans la vraie vie, absolument tous les secteurs d’activité capitalistes sont subventionnés (crédits d’impôt en tous genres, partenariats public-privé, TVA à taux réduit, prime à la casse, achat de Rafale, garanties implicites des États sur les banques…), on ne comprend donc pas vraiment où tu veux en venir. Parce qu’il y a des subventions on ne peut plus parler de salariés exploités, de conditions de travail déplorables, et de dérives du libéralisme ?
    Tu signales aussi avec ce que je ressens comme un certain mépris que les créateurs qui revendiquent des droits d’auteur sont… payés. Certes mais en quoi serait-ce incompatible avec l’octroi de droits patrimoniaux, comme c’est le cas pour les artistes interprêtes, par exemple ? Pourquoi as-tu l’air de trouve que c’est une mauvaise idée ?
    En tout cas chapeau pour ton commentaire final « je suis le premier à critiquer cette vision industrielle du secteur » qui m’a bien fait rire !

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    • greg

      Hello Sam,
      Désolé de te répondre si tard, mais j’étais en rush justement quand tu as posté ton commentaire. C’est normal que tu trouves mon discours trop à droite, puisque j’essaye d’équilibrer une vision que je trouvais trop à gauche. C’est pour ça que je dis que je me fais l’avocat du diable.
      Par contre, que tu trouves mon discours naïf et confus, ce t’appartient. Mais je tiens à te rappeler que je connais beaucoup de studios, et en interne vu les fonctions que j’ai exercées et que cela me donne une bonne vision de cette industrie, en France, comme à l’étranger. Après, il faut aussi bien lire ce que je dis, mais, c’est aussi à moi de bien m’exprimer. Quand je dis qu’on n’est pas dans une logique de marché pure, je parle d’économie, alors qu’un peu plus bas, je parle du “marché du travail”. Si cela ne te saute pas aux yeux, l’entreprise reçoit des subventions ayant pour but de recruter et de développer son activité (RIAM et d’autres). De fait, elle n’est pas en concurrence loyale avec des boites étrangères qui ne subventionnent pas cette industrie (à coût salarial égale évidemment, sachant qu’il y a un fort dumping à ce niveau). Maintenant, un gars qui cherche un emploi est à peu près sur le même pied d’égalité qu’un autre (relativement), c’est surtout son engagement et sa compétence qui feront la différence (et là, oui je vais être pour l’égalité des chances, mais pas de résultat).
      Non, tous les secteurs d’activité capitalistes ne sont pas subventionnés – c’est juste que tu penses vivre dans un monde libéral et capitaliste alors qu’en France, nous sommes socialistes – peu importe l’étiquette qu’on donne au parti en place. Nous n’avons jamais été des libéraux. D’ailleurs les USA non plus. Il y a très peu de pays capitalistes et libéraux (je répète les deux, car il y a souvent confusion à ce niveau) tels que le Panama par exemple. Là bas, c’est marche ou crève. C’est pas le cas chez nous (pas encore tout du moins).
      Je ne pense pas avoir laissé entendre que le fait qu’il y ait des subventions empêche d’exploiter les salariés, il n’y a pas de rapport. Je dis juste qu’on ne peut pas être salarié et décideur, on peut pas avoir des droits sans avoir des devoirs en quelque sorte. Je suis d’accord que le ticket d’entrée est “trop élevé” pour monter son entreprise, et surtout en France – mais tout cela est aussi dû à ce système qui prend beaucoup pour redistribuer à sa sauce personnelle. C’est un peu cela que je critique, le fait que ces subventions sont une façon déguisée de prendre beaucoup à tout le monde pour ne redistribuer qu’à certains. Mais c’est un vaste débat.
      Pas de mépris pour les auteurs, mais c’est à eux de savoir imposer: c’est mon cas en tant que développeur, même si je suis externe. Le transfert de la propriété intellectuelle ne peut être tacite – donc, on me le demande par contrat. C’est un peu comme une clause de non-concurrence, ça se marchande. Si mon client veut la propriété, c’est plus cher. S’il ne veut pas, c’est qu’un autre aura accepté et que probablement je suis trop gourmand… Bref, encore une loi de l’offre et la demande. Donc, non, un salarié qui n’a pas demandé explicitement à conserver les droits de propriété intellectuelle, ne devrait pas, mais ça reste mon avis, réclamer ces derniers ensuite. Pour moi, il a été payé pour ce qu’il a fait, point barre. Sinon, pourquoi ton jardinier qui taille tes fruitiers (j’en ai pas non plus, mais c’est l’exemple qui m’est venu) ne te demanderait pas ensuite une rente sur tous les fruits issus de l’arbre ?
      Si tu relis d’autres posts sur mon blog, tu verras que je suis souvent critique sur ce secteur – je ne sais pas pourquoi cela t’a fait bien rire… mais quand bien même, au moins je ne t’ai pas fait pleurer et je m’en félicite. Tu peux venir en discuter sur mon discord si tu veux. On sera plusieurs, y-aura probablement des avis de tous horizons, ce sera moins stérile.

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