Nouvelles Jules Verne par Cécilia Courbot-Dewerdt : Péripéties photographiques en Transsibérien

 

Auteur : Cécilia Courbot-Dewerdt

Présentation : J’ai décidé de participer à ce concours, car grande lectrice de steampunk et de littérature victorienne et belle époque, j’avais envie de faire partager mon intérêt pour les débuts de la photographie et son foisonnement d’expériences ainsi que pour nouvelles technologies comme le scanner et l’impression 3d.

Titre : Péripéties photographiques en Transsibérien

Résumé : En route pour le lac Baïkal où se construit un ferry brise-glace à même de transporter un train d’une rive à l’autre, un ingénieur anglais et sa femme photographe amateur sont confrontés à la destruction de documents essentiels lors d’un arrêt en gare du tout récent Transsibérien…

Nombre de mots : 2219 /Signes (hors espaces) : 11456 – validé


Au-delà de la fenêtre, l’heure bleue baignait le défilé de bouleaux, à peine touchés par l’or de l’automne. Rompant la monotonie du paysage, une rude paysanne engoncée dans un uniforme de garde ferroviaire agitait un fanal vert depuis le maigre abri d’une cabane érigée le long de la voie. L’ingénieur anglais Edgar G. Barlow referma avec un soupir sa montre qui lui indiquait qu’à Newcastle-on-Tyne le chantier naval devait avoir à peine ouvert ses portes… Le temps ici ne voulait plus rien dire et cela lui laissait un profond sentiment de malaise. Il jeta un regard attendri vers sa femme assoupie sur la banquette en face, une main glissée entre les pages de Michel Strogoff, ses besicles en équilibre instable au bout de son nez. Malgré ses nombreuses assertions sur le confort de cette partie du voyage et ses sombres prédictions sur les dangers que leur réservait la suite, une fois descendus à Irkoutsk terminus actuel du Transsibérien, Hortense avait été gagnée par la fatigue accumulée depuis leur départ d’Angleterre.

Il sortit de sa contemplation pour retourner aux divers documents qui débordaient de la petite table où il les avait étalés. Passant pour la énième fois la main dans ses rares cheveux, habituellement très convenablement plaqués sur le haut de son crâne à la brillantine, il se replongea dans la lettre que lui avait adressée peu avant son départ le chef ingénieur au Lac Baïkal.

« À mon arrivée à Krasnoïarsk en août 1897, j’ai trouvé les pièces que nous avions si soigneusement marquées et numérotées éparpillées le long de la rive du Yenisei, en partie enfoncées dans la boue, formant une masse indistincte de tuyaux, de plaques et d’éléments de machinerie… Une partie avait déjà été mise sur des barges pour la suite du voyage et envoyée vers le lac Baïkal. Las, les officiels russes chargés du transport ont pris la curieuse décision d’envoyer d’abord le matériel destiné à la salle des machines, comme si nous allions d’abord monter la chaufferie puis construire le brise-glace tout autour ! Nous avons donc commencé par établir une liste de tous les éléments en indiquant dans quel ordre ils devaient être envoyés sur le chantier, de façon à faciliter le remontage et éviter les ruptures d’acheminement… Malheureusement, vous serez bientôt confronté à l’administration russe, à ses multiples tracasseries et à son manque total de respect des instructions données… Il n’est donc pas étonnant que, parmi les quelques 1200 pièces de machinerie, certaines d’entre elles se soient volatilisées dans le transport ou soient arrivées hors d’usage. Si nous avons pu nous adapter pour la plupart d’entre elles, pour ce qui concerne la double crémaillère à rochets, nous n’avons sur place ni l’outillage ni les compétences nécessaires pour la remplacer et encore moins un équivalent de l’acier Siemens-Martin… Il faut donc la réexpédier au plus tôt, car l’embâcle ici intervient dès la fin de l’automne, rendant impossible l’approvisionnement du chantier de Listvenitchaia, pris dans les glaces du Baïkal… »

Un mouvement soudain l’alerta, sa compagne s’éveillait de sa sieste impromptue. L’obscurité était tombée sur les forêts bordant la voie. Il commença à rassembler documents et plans avant de tirer de dessous la banquette son écritoire de voyage pour les y enfermer. Il était temps d’aller affronter la voiture-restaurant. Devoir deviner la composition des plats inconnus qu’on lui proposait n’aidait en rien sa digestion… Comme le souligne souvent Hortense, il faisait un bien piètre aventurier.

***

Des coups énergiques à la porte de la cabine annoncèrent l’arrivée du provodnik, le responsable du wagon, notamment préposé à l’alimentation en braises le gigantesque samovar installé devant sa cabine. Contrairement à ce qu’on leur avait laissé entendre, il ne parlait ni ne comprenait le français, deuxième langue de l’aristocratie russe, et il fallait user de pantomimes et de grands gestes pour espérer se faire comprendre. Après quelques minutes fort gênantes et une multitude de « davaï », prononcés sur tous les tons, Hortense ayant remarqué le ralentissement du train en déduisit qu’au prochain arrêt, le provodnik souhaitait nettoyer le wagon et nous demandait donc de descendre pour le faire à son aise. Il fallut donc récupérer les manteaux et s’extirper du compartiment, encombrés par le pied et l’appareil photo détective qu’il avait offert à sa femme lors de leur départ pour ce voyage en Sibérie. Bien que plus petit et maniable que les appareils à plaque, son kodak à film conservait l’apparence d’une boîte en bois carrée, pesant près d’un kilo, qu’il fallait manier avec précaution dans l’étroit couloir du wagon. Nul besoin de se presser, les haltes en gare étaient en général interminables, bien au-delà du nécessaire pour faire le plein d’eau et de combustible, sans qu’on en comprenne bien la raison.

À peine arrivés sur le quai en bois, les moujiks à bord des koupé et surtout des platskartny de 3ᵉ classe, se ruèrent sur le samovar installé à proximité, remplirent leur théière et allèrent s’installer plus loin pour faire un feu et cuire une soupe. La gare, un simple bâtiment de bois comportant une salle d’attente et un buffet, paraissait posée au milieu de nulle part. Pourtant, quelques paysans arrivaient déjà des alentours pour proposer leurs productions aux passagers descendant des wagons bleu foncé de première classe. Hortense avança de manière résolue vers un groupe de femmes aux traits asiatiques caractéristiques des populations sibériennes autochtones, habillées de manteaux sombres matelassés, têtes revêtues de foulards fleuris. Dans leurs paniers, elles vendaient des baies, des poissons salés et des pains tandis que plus loin des hommes, longues pipes en terre au coin de la bouche, proposaient diverses fourrures. Ayant posé son appareil à côté d’elle, elle fit de menus achats, désireuse de gagner la confiance des paysannes. L’une d’elles s’avança vers elle et sortit d’un balluchon de toile, un grand châle crème si arachnéen que, déployé entre ses bras, il ne cachait rien de sa silhouette derrière les motifs de dentelle tricotés. Avec des gestes de magicienne, elle enleva un anneau de sa main et d’un geste ample fit passer l’entièreté du châle au travers, exhibant un grand sourire. Charmée, Hortense s’expliqua par gestes et réussit à faire plusieurs clichés avant que le chef de gare fasse retentir le signal du départ. Toujours inquiet de manquer le départ du train, Edgar vint l’aider à rassembler ses achats et son matériel photographique et ils furent au pied de leur spalny vagon bien avant la fin de la longue cérémonie d’échanges de coups de sifflet entre contrôleur et conducteur, signalant le prochain départ du train dans un panache de vapeur.

***

— Et si j’ai bien compris, il y a dix motifs traditionnels, chacun avec son nom comme « poisson » ou « framboise » ou…. Avançant dans le couloir derrière son mari, Hortense ne pouvait empêcher son enthousiasme d’accélérer son débit. Edgar, un demi-sourire aux lèvres, laissait le flot de paroles l’envelopper.
— J’ai bien du mal à croire que ce soit la seule explication possible — lui dit-il en ouvrant la porte de leur compartiment — à cet échange alors que… oh !

Dans sa stupéfaction, il faillit laisser tomber sa charge, et Hortense, fronçant les sourcils, se haussa sur la pointe des pieds, sans pour autant pouvoir voir par-dessus son épaule ce qui le mettait dans cet état. Après un moment d’hésitation, il raffermit sa prise sur le pied photo et entra dans leur compartiment pour déposer le tout sans cérémonie dans le filet à bagages. Elle se glissa vivement dans l’ouverture pour découvrir le triste spectacle. L’écritoire en acajou avait été brutalement ouverte et les différents documents extraits avaient été dispersés sur la table. Le cuir replié laissait entrevoir le compartiment principal vidé, les taquets déverrouillés et le volet protégeant les tiroirs secrets, arraché. Plus grave encore, l’encrier avait été extrait de son emplacement et se vidait sur l’amas de papier. Une tasse de thé sur son support en étain fumait, posée en équilibre instable sur le bord d’une autre pile de documents. Edgar tomba assis sur la banquette, le souffle court, son visage d’une pâleur inquiétante. Ayant laissé tomber ses achats à côté de lui, et sans même prendre le temps d’enlever ses gants, elle se saisit de la tasse de thé et après avoir cherché autour d’elle, la posa à même le sol dans le couloir. Puis, elle ferma la porte pour accéder plus facilement à l’étroit cabinet de toilette et se saisissant de l’encrier, elle le déposa dans le bassin du lavabo puis se débarrassa rapidement de ses gants tâchés. Prenant la serviette qui se trouvait là, elle se retourna vers la table, mesurant les dégâts. Pendant ce temps, Edgar, toujours sous le choc, n’avait pas bougé. Le train redémarra alors avec une secousse, faisant battre la porte mal fermée.

***

Les papiers épargnés étaient de nouveau repliés en une pile propre sur l’écritoire. Hortense finissait de tamponner les plus abîmés, plusieurs serviettes tachées d’encre à ses pieds pendant que son mari examinait les documents moins endommagés. Il n’y avait aucun doute pour eux que cet « accident » était délibéré, Edgar étant fastidieux dans son rangement comme dans son travail. Les coupables potentiels ne manquaient malheureusement pas, entre les tensions politiques entre Russes et Anglais en Chine, les rancœurs des industriels russes écartés du marché de ce brise-glace au profit d’un appel d’offres international ou tout simplement les oppositions locales au projet mêlant revendications d’autonomie sibérienne, refus du tracé choisi écartant d’importantes places commerçantes et petit peuple du trakt dont le train ruinait le métier de conducteurs de caravanes et de cochers de poste.
— La plupart des documents, même tâchés sont utilisables — remarqua Hortense, sur un ton optimiste — ou, en tout cas copiables pour les plus touchés. Je t’aiderai.
— Certes, même si la tâche est énorme — souffla Edgar — cependant notre mission est compromise. L’encre a presque entièrement recouvert les documents officiels et il faudrait au moins pouvoir récupérer les signatures sur le certificat de douane de la crémaillère. Le padarojné, le passeport nécessaire pour nos déplacements une fois débarqués du train, a certes été préservé en partie par la tasse, mais celle-ci a fait fondre le sceau impérial…

Il se prit la tête entre les mains, mettant par la même occasion de l’encre sur son front.
— Un problème à la fois — déclara Hortense — je pense que pour l’encre, nous pourrions trouver de l’aide à la voiture-salon. Si le commis voyageur Shoemaker et son acolyte belge ont réussi à dissoudre l’encre utilisée pour caviarder les articles consacrés à la politique russe dans les journaux étrangers embarqués à Moscou, comme ils s’en vantent, ils ne devraient pas avoir de mal à nous aider !
— Pour le sceau — ajouta-t-elle — j’ai une idée, mais il me faudra récupérer mon matériel dans la voiture bagage. Les châles me serviront de prétexte — dit-elle en allongeant le bras pour récupérer le balluchon et plissant le nez à la forte odeur qui s’en dégageait — il me semble qu’ils sont tricotés en poils de bouc !

***

Hortense et Edgar avaient profité de l’arrêt à Tomsk pour découvrir la gare, un grand bâtiment peint en jaune aux toits pointus surmontant de grandes verrières. De là, ils s’étaient lancés dans une chasse aux statues jusqu’à trouver, dans une niche de la salle d’attente, un buste en bronze du tsar Nicolas II à hauteur d’homme. Hortense avait sorti son appareil à plaque et l’avait fait éclairer le bronze avec une cartouche de poudre au magnésium, le faisant se déplacer tantôt à gauche, tantôt à droite, jusqu’à ce que ses bras crient fatigue.
— Tout cela pour deux clichés — grommela-t-il — je ne vois pas ce que cela va changer à notre situation !
— Homme de peu de foi ! lui répondit-elle sans se retourner replaçant soigneusement son matériel. Et maintenant, en voiture. Nous approchons du terminus de la ligne à grands pas…

Hortense s’enferma dans le cabinet de toilette, laissant filtrer qu’un filet de lumière de la lanterne. Avec des gestes dénotant une longue habitude, elle plaça ses fioles en rang avant de se lancer dans le développement des plaques qu’elle venait de prendre. Puis, après avoir superposé les deux plaques soigneusement sur un papier platine déjà préparé, elle sortit pour l’insoler à la fenêtre du compartiment. Sous le regard intrigué de son mari, elle retravailla cette photo en lui donnant le contour d’un sceau et en recopiant les caractères cyrilliques entourant le profil de l’empereur russe sur une pièce de monnaie. Profitant de la lumière du début d’après-midi, lors d’un arrêt de ravitaillement, elle prit un cliché de son travail. Enfin, retournant à son laboratoire de fortune, elle prépara un carton avec une épaisse couche de gélatine bichromatée. De retour près de la fenêtre, sous le regard ébahi d’Edgar, elle enduisit délicatement d’eau la gélatine insolée qui se mit à gonfler par endroit jusqu’à dessiner en relief le profil du tsar.

— Ce n’est pas tout à fait la bonne taille — dit-elle en comparant avec la trace laissée sur le parchemin — mais c’est assez proche. Il ne reste plus qu’à l’enduire de cire et le tour devrait être joué. Voilà un bel exemple de photostérie de voyage, digne du grand Nadar. Bientôt grâce à la photographie, on pourra reproduire n’importe quel objet en relief.

Et coulant un regard en coin vers son mari, elle ajouta : je sais, tu m’as offert le kodak pour que je ne m’encombre pas de tout ce matériel, mais parfois rien ne remplace le tour de main et l’alchimie du photographe !


 

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