Nouvelles Jules Verne par Esther de Fronsac : L371

Auteur : Esther de Fronsac

Présentation : Aussi loin que mes souvenirs me portent, j’ai toujours aimé écrire et jouer avec les mots. Mais de façon assez paradoxale, mon métier m’a éloignée de toute démarche créative. Aussi, j’ai longtemps pensé que je manquais d’imagination. Résignée, j’ai surtout écrit pour moi, sans jamais être satisfaite des quelques textes que j’arrivais à composer. Passionnée par les récits de Jules Verne, je suis tombée sur le magazine, et j’ai vu cela comme un signe, une chance d’aller au bout d’un projet et de le partager avec d’autres. Alors, c’est pour moi comme une bouteille à la mer… alea jacta est. C’est l’épreuve du feu, la confrontation avec le réel.

Titre : L371

Résumé : Jacob est un jeune éboueur de son état, éperdument amoureux de Marie-Anne. Pour s’unir à elle, il est prêt à vendre son âme, au diable ou à la science, c’est selon. Sa rencontre improbable avec un professeur de médecine va le mener à jouer aux apprentis sorciers, jonglant avec les secrets de la vie et de la mort. Cependant, certains savoirs semblent interdits à l’humanité, et l’on n’est pas toujours disposé à en payer le prix. Pourtant, la fortune sourit aux audacieux, dit-on.

Nombre de mots : 2255 / Signes (hors espaces) : 11253 – validé.


Montpellier, 1884, faculté de médecine. Ce soir, la nuit est glaciale et j’enfile un deuxième vêtement par-dessus le précédent. Je suis trop pauvre pour m’acheter une redingote ou un paletot chaud. Et quand bien même j’aurais l’argent, je préfère le mettre de côté, pour la belle Marie-Anne. C’est la fille d’un notable local ; nous nous sommes aimés au premier regard. Je ne sais toujours pas pourquoi une aussi belle fille a jeté son dévolu sur moi, qui ne suis pas de haute ascendance et qui le jour, nettoie les égouts. Peu m’importe, je dois tout entreprendre pour obtenir sa main auprès de son père, même si je dois travailler nuit et jour, et faire des choses… à la frontière de la légalité et de la moralité.

En sortant de chez moi, je jette un regard en direction de la lune, ronde et brillante, baignant les rues d’une teinte bleutée, ce qui accentue le froid qui m’étreint. Je m’interroge sur la conformité à l’ordre naturel des travaux qui m’occupent le soir. Seul le diable est le spectateur de mes excursions dans ces contrées interdites ; il y a belle lurette que Dieu a oublié le miséreux que je suis.

***

Depuis quelques mois, j’assiste le professeur Dubois, un curieux enseignant de la faculté de médecine de Montpellier. Notre rencontre fut fortuite. Alors qu’il bataillait à capturer une grosse rate à l’entrée des égouts, je lui prêtais main-forte, forgeant ainsi les bases de notre future collaboration ; ou la damnation éternelle de mon âme, c’est vous qui jugerez. Assez rapidement, il m’a demandé de lui procurer d’autres spécimens, d’acheter du matériel sur le marché noir, et de l’aider à acheminer le tout dans son laboratoire « secret », situé sous la faculté. Je ne pipe pas grand-chose à ses travaux et je ne cherche pas à en savoir plus ; tout ce que je sais, c’est qu’il paye bien. En contrepartie, je dois rester le plus discret possible sur nos activités ; elles lui vaudraient très certainement le renvoi de la faculté si cela venait à s’ébruiter. Il me considère un peu comme son assistant. Certes, je ne sais ni lire ni écrire ; je n’ai jamais fait d’études ; mais la plupart du temps, tout ce qu’on me montre, je suis en mesure de le reproduire. Un jour, il m’a confié : « il faut absolument que tu croies en toi et tes projets, car aussi improbables qu’ils puissent être, il est en ton pouvoir de rendre toute chose possible… à condition de le vouloir vraiment ».

Depuis plusieurs mois, il réalise une série d’expériences sur des rats auxquels il injecte une substance verdâtre de son cru. Il les place ensuite dans un caisson d’où s’échappe une brume légère. J’ai comme consigne de ne jamais entrer en contact avec le liquide qu’il contient. Une fois, il m’a montré ce qui pourrait m’arriver si je m’y aventurais. Muni de gros gants et d’une pince assez longue, il a plongé une tulipe quelques secondes dans le caisson. Quand il l’a sortie, la fleur était comme figée dans le temps. La laissant tomber au sol, celle-ci s’est brisée en un millier d’éclats, comme du cristal. Il m’a dit alors qu’un froid intense l’avait vitrifiée et que la cuve contenait de l’azote, un liquide découvert il y a peu par l’un de ses pairs de l’université de Cracovie. Cela ressemble à de la sorcellerie, mais il m’assure que c’est juste de la science.

Tout a commencé un matin d’hiver, alors qu’il se promenait le long d’une rivière gelée. Cette année-là, il avait fait très froid et le gel était rapidement arrivé. Il avait trouvé en chemin une sorte de rainette, complètement gelée, dure comme une pierre. Il l’avait fourrée dans sa poche, avant de l’y oublier. Quelle ne fut pas sa surprise lorsqu’en plein milieu d’un exposé sur l’évolution dans l’amphithéâtre, la petite grenouille s’est mise à coasser, s’échappant de sa veste, au milieu des étudiants hilares ! Comment ce batracien avait-il réussi à survivre à cela ? Effectuant quelques recherches pour comprendre ce tour de magie, il apprit que cette grenouille n’était pas une espèce indigène. On la trouve habituellement dans des pays plus au nord, là où le froid est intense et où l’hiver s’étend sur la moitié d’une année. Ainsi, au retour du soleil et des premières chaleurs, ces charmantes bestioles reviennent à la vie, naturellement. Le professeur a découvert que ces dernières avaient la particularité de sécréter une sorte d’antigel dans leur sang. Grâce à cela, les cristaux de glace qui d’ordinaire perforent les parois cellulaires ne se forment pas. Ayant isolé cette substance, il a tenté de l’injecter à plusieurs créatures qui sont toutes décédées. Cependant, depuis quelques semaines, il a fait de grands progrès, modifiant progressivement la composition de sa recette. Soigneusement, et de façon méticuleuse, il prend des notes dans un carnet qu’il dissimule sur place.

***

Ce soir du 8 février, au moment où je pénètre dans le laboratoire, le professeur a déjà procédé à la décongélation des derniers cobayes. Une fois à bonne température, j’assiste aux premières impulsions qui font tressaillir leurs petits corps. Je n’ai pas bien compris ce concept d’électricité, mais il me dit que c’est comme la foudre, en moins destructeur ; c’est assez puissant pour faire repartir leur cœur et rejaillir la vie. Cette force, il la génère grâce à un appareil du nom de cellule galvanique. Après quelques secondes, on distingue quelques mouvements de pattes éparses, des cages thoraciques se gonflent et de petits yeux s’ouvrent. J’ai trouvé cela assez effrayant la première fois, comme si l’on ressuscitait des morts. Et quelque part, c’est un peu ce que nous faisons. Ces animaux ne restent pas vivants bien longtemps, mais cette fois, c’est différent. L’un d’entre eux se relève, puis un second, et bientôt, c’est la quasi-totalité du groupe qui semble reprendre vie. Ils sont alertes, cherchent de la nourriture, ainsi qu’une sortie ; ce qu’ils font naturellement. Au bout d’une trentaine de minutes, aucune nouvelle mort n’est à déplorer, alors que les fois précédentes, aucun des candidats ne survivait à ce stade. Les rats décongelés aujourd’hui ont goûté à la formule L371, c’est donc la 371e variation de la recette.

Dubois procède à l’euthanasie d’un spécimen, afin de réaliser une autopsie. Il prélève un de ses organes et le dépose sur la balance avant de noter son poids dans son carnet. Puis, à l’aide d’un scalpel, il dissèque ce dernier et place un échantillon entre deux lames de verre qu’il glisse sous le microscope. Je l’observe nerveusement attendant la moindre réaction de sa part. Tout d’un coup, un mélange de stupeur et d’excitation lui déforme le visage. Se tournant vers moi, il m’adresse un sourire et rompt le silence pesant qui s’était installé :

— Nous avons réussi… Te rends-tu compte, mon jeune ami ?
— Quoi, ça fonctionne donc vot’ formule, prof ?
— Cette découverte majeure va permettre à des malades incurables de conserver l’espoir d’être un jour soignés. Ils seront alors plongés dans un froid intense et leur corps ne subira plus les outrages du temps.
J’aimerais être aussi heureux que lui en cet instant, mais quelque chose m’échappe. Je retire ma casquette et je me frotte les cheveux avant de grimacer et de répondre :
— Mais ça sert à quoi prof, si on sait pas les guérir ?
— Eh bien, la médecine du vingtième siècle aura vaincu toutes les maladies, c’est évident ! À son réveil, dans quelques décennies, le patient sera soigné… voilà tout !
Dubois se redresse et pose la main sur mon épaule. Avec un regard empreint de compassion et une voix chaleureuse, il m’annonce :
— Et pour nous, c’est la notoriété assurée ! Tu vas pouvoir faire un grand mariage Jacob, j’y veillerai !

***

Devant mon excitation, Dubois m’invite à prendre congé. Il m’assure qu’il doit encore reporter quelques observations dans son carnet avant de quitter le laboratoire. Mais j’ai déjà pris la poudre d’escampette. Je crois que je n’ai jamais couru aussi vite… Arrivé devant la maison de Marie-Anne, je constate que toutes les lumières sont éteintes. Pour ne pas réveiller ses parents, je toque à la fenêtre de sa chambre, afin d’attirer son attention. Au bout de quelques instants, elle répond à mon enthousiasme par un sourire, si merveilleux et éblouissant. Je lui annonce que j’ai quelque chose d’important à lui confier, mais que je ne souhaite pas en dire plus, sous l’œil suspect des badauds. Je l’invite à me rejoindre à la taverne, là où mon ami Ismaël refait chaque soir le monde. C’est le grand moment, celui que nous attendions tous les deux. Nous allons pouvoir nous fiancer et Ismaël sera notre témoin ! Je prends un peu d’avance, car je sais qu’elle doit se changer et s’éclipser discrètement. Nous avons pris l’habitude de nous retrouver en catimini à seulement deux rues de là, dans la taverne. L’entrée d’une jeune femme dans un tel lieu n’est jamais vue d’un très bon œil, mais Marie-Anne aime briser les tabous. Je crois que c’est aussi cela qui lui plaît chez moi, je suis son prétexte pour s’encanailler ; elle dirait « s’émanciper ».

Arrivé là-bas, je retrouve mon ami et paye une tournée générale ! Ismaël comprend tout de suite ce qui m’anime ; il est dans la confidence depuis longtemps, bien que je sois resté vague sur la nature de mes travaux nocturnes. Alors que nous multiplions les tournées, nous entendons un vacarme à l’extérieur. Puis des cris, des pleurs… Mon sang ne fait qu’un tour, nous bondissons à l’extérieur avec les autres. Sous nos yeux, un cheval fou traînant les décombres d’un fiacre disparaît au bout de la rue. Un attroupement s’est formé juste devant la taverne. Je tente de me frayer un chemin dans la populace quand soudain j’aperçois un sinistre spectacle. Mon cœur cogne si fort contre ma poitrine que j’ai l’impression qu’il va imploser. Je n’entends rien d’autre que le bruit sourd des fluides de mon corps. Mes jambes se dérobent sous moi et je m’effondre avant d’arriver sur place. Mes yeux ne voient plus la nuit, mais une ville en feu. Et au milieu des larmes, des flammes et du sang, Marie-Anne regarde le néant de ses yeux éteints. Toute la neige capable de tarir le ciel de cet hiver ne pourrait soulager une telle brûlure. Je reste planté devant le cadavre de celle qui fut ma seule raison d’être. Je n’ai entendu que vaguement le cocher blessé prétendre que des rats avaient attaqué son cheval. Je suis resté là une éternité, sans pouvoir mot dire, ni lâcher la moindre larme. Puis, je me suis mis à rire, un rire dément… Je pensais à la glace… la glace, rien que la glace…

***

8 février 1905, Montpellier. Comme chaque année, Ismaël rend hommage à cette fameuse nuit de 1884, célébrant la mémoire de ses amis disparus, accompagné d’un cigare et d’une bonne bouteille de sky irlandais. Dubois n’a jamais compris ce qui s’est passé réellement ce soir-là. Tout le monde a supposé que Jacob, fou de douleur, avait emporté le corps de son aimée et s’en était occupé dans l’anonymat, avant de disparaître à son tour. Pourtant, le professeur avait toutes les pièces en main pour réassembler le puzzle. Le lendemain de l’accident, il avait trouvé le laboratoire sens dessus dessous. Il avait cru à un cambriolage, son carnet contenant les formules s’étant volatilisé, ainsi que des bonbonnes d’azote et d’autres instruments. Peut-être ne pouvait-il tout simplement pas concevoir qu’un pareil plan ait pu germer dans l’esprit de son jeune assistant. L371… Il essaiera jusqu’à la fin de sa vie de reconstituer la recette, mais n’y parviendra jamais. L’humanité n’était probablement pas prête pour cela. Le sera-t-elle un jour ?

Depuis cette fameuse nuit, chaque année, Ismaël se rend dans ce sanctuaire de fortune, ce tombeau improvisé de métal et de glace. Là résident deux fleurs de lys, brisées dans leur élan, et endormies ad aeternam. Dans la solitude morte de cet antre, Ismaël laisse s’échapper un rire, ajustant les différents niveaux, contrôlant toute cette machinerie pour qu’elle tienne un an de plus. Il est devenu le gardien de ce secret, vérité qu’il ne révélera qu’à ses enfants, en approchant de sa propre finalité.

***

24 mars 2105, Amiens. Willy Dubois se prépare à embarquer pour le spatioport à destination de Mars. Il a obtenu le droit d’étudier l’exobiologie dans l’un des dômes, X Æ A-12, nommé en l’honneur du fils du pionnier qui a permis à l’humanité de coloniser ce nouveau monde. Alors qu’il met en ordre ses affaires, il reçoit un message sur son holophone ; la missive provient d’une vieille dame qu’il ne connaît pas. Elle dit s’appeler Marie-Anne, que son mari a bien connu l’un de ses illustres ancêtres. Elle souhaite lui remettre un présent en main propre, un carnet. Elle termine par une phrase énigmatique : « Prof, vous avez appris à Jacob à croire en l’impossible. Et il vous a écouté. »

Croyant à une erreur, Willy efface la missive et reprend ses préparatifs. L’excitation en lui est trop forte pour que son attention se concentre sur autre chose que la mission qui l’attend. Il va pouvoir tester le nouveau cryoprotecteur qu’il a contribué à élaborer sur le calculateur quantique de l’Université Jules Verne. Après d’innombrables combinaisons, la solution a enfin atteint un niveau de stabilité acceptable. Comme toute expérience sur le vivant est interdite sur Terre par la convention d’Ottawa de 2052, il faut se rendre sur Mars pour dépasser le cadre de la simulation. Bientôt, il sera le pionnier de la première cryogénie permettant à des voyageurs de franchir des distances inimaginables, plongés dans un sommeil glacial et sans rêve. Enfin, il l’espère. Essaimer l’univers, une aspiration d’un autre temps.


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