Nouvelles Jules Verne par Pascal Naguin Coupin : KATZYEUX

Auteur : Pascal Naguin Coupin

Présentation : Je suis concepteur rédacteur publicitaire, j’aime les histoires depuis tout petit et aimerais apprendre à en écrire aux côtés des Artisans de la Fiction. Je me suis inscrit à ce concours pour exercer mon écriture et voir si je suis capable de créer un monde intelligible et interessant pour les lecteurs. La catégorie que j’ai choisi est : « Écrire comme si vous étiez à l’époque de Jules Vernes, en s’inspirant de technologies existant aujourd’hui. A l’époque de Jules Vernes, je traite rapidement de la sortie de « Métaphores de l’âme et ses symboles » de Gustave Yung et dans les technologies d’aujourd’hui j’aborde l’évolution des sciences humaines en évoquant librement les archétypes de Vogler qui nous permettent aujourd’hui, de bâtir des passerelles avec le public pour leur faire vivre de merveilleuses histoires.

Titre : KATZYEUX

Résumé : En 1913, sur l’île Bourbon (ancien nom de l’île de La réunion alors encore colonie française) Naga, fils de travailleur immigré indien, méprise son père et son frère jumeau. Il se sent à sa place chez les Blancs. Mais lorsqu’on l’exclu de cette bonne société, son seul espoir est frère jumeau Garouda qui l’aide à former un Katzyeux.

Nombre de mots : 2333 / Signes (hors espaces) : 12776 – validé.


– Par les quatre bras de Shiva ! Dépêche-toi Naga ! Ton frère jumeau est pressé et toi tu marches aussi lentement qu’une vache sacrée !
Les mains sur les hanches, Père m’attend sous le soleil cuisant. À ses côtés, mon frère jumeau Garouda tape si fort du pied qu’il soulève la poussière qui borde le chemin serpentant parmi les champs de cannes et débouchant sur Saint-Denis, le chef-lieu de la colonie française de l’Île Bourbon.
Je les rejoins en prenant bien le temps de regarder la moindre plante, la moindre bestiole. J’essaie de me rappeler leur nom latin, lu dans l’encyclopédie prêtée par Monsieur le Gouverneur Hubert Auguste Garbit.
Nommé il y a plus d’un an, le 31 août 2012, Monsieur Le Gouverneur m’a pris à son service. Je suis son serviteur personnel, son bras droit… Presqu’un Blanc.

Père et Garouda restent des immigrés Indiens engagés, des primitifs.
Dans cette île de l’océan Indien, ils triment dans les plantations dès les premières lueurs du jour jusqu’à ce que le manque de lumière ne leur permette plus de voir leurs mains.
Ils piochent la terre sèche et caillouteuse pendant que j’habille le gouverneur. Ils avalent leur infâme gruau au soleil, je mange en cuisine. Ils courbent le dos sous le poids d’énormes bassines d’eau. Je fréquente la bibliothèque du gouverneur. Ils…
– Hâte-toi l’intello, je vais être en retard à mon Cavadee ! Me crache Garouda.
Pourquoi mon frère est-il si pressé d’avoir mal ? Son Cavadee est une cérémonie tamoul consistant à traverser les rues de Saint-Denis en portant sur les épaules une lourde arche de bois, ornée de fleurs, au centre de laquelle trône la lourde statue de Muragan. Un dieu effrayant possédant six têtes et douze bras assis sur un paon tueur de serpents.
Et ce n’est pas tout ! Le corps des pénitents est transpercé par d’impressionnantes aiguilles d’argent. Leur dos est constellé d’hameçons sur lesquels de petits citrons sont accrochés. Enfin, une longue aiguille d’argent munie d’une chaînette transperce leurs joues embrochant leur langue au passage.
Je crois qu’ils ont mal et qu’ils le cachent.
Car durant le Cavadee, comme pour la marche sur le feu, la piété se mesure à la douleur soit disant non ressentie.

Père me tire de mes rêveries d’un formidable coup de pied aux fesses qui m’envoie valdinguer au milieu des cannes à sucre. Leurs longues feuilles coupantes me lézardent la peau. Je ressemble à un esclave fouetté au sang avec un fouet ridiculement petit.
– Par la tête d’éléphant de Ganesh ! Pourquoi tu traînes ? Tu dois pas fêter ta communion solalèle chez les blancs ? Gronde Père.
– C’est sol-la-nel, ma communion solennelle…
Un autre coup de pied, magnifique aussi celui-là, ne me laisse pas le temps de finir ma phrase. Celui-ci me propulse nez en avant vers le portail rouge du temple tamoul.

Devant le temple, une pyramide bariolée ornée de centaines de Dieux pittoresques, Père nous prend mon frère et moi dans ses bras. Pas par amour, ça jamais, mais pour nous présenter comme une famille unie devant les Dieux et attirer leurs bénédictions.
La seconde d’après, il me pousse hors du temple, referme le portail rouge sang et me laisse sur le bord du chemin poussiéreux. Sans un regard.

Sur le chemin de l’église, je constate que les coups de pieds de mon père ont laissé des traces sur ma robe d’enfant de chœur. Je la secoue avec vigueur mais les traces de poussière ne partent pas, ma misérable vie me colle à la peau.

***

Dans la nef tous les notables de la colonie sont réunis. Et bien sûr, au premier rang, dans un impeccable costume blanc, regardant mon vêtement tâché en fronçant des sourcils réprobateurs, il y a Monsieur Le Gouverneur, mon véritable père spirituel.

Les prêtres m’ont appris à lire, lui m’a ouvert sa bibliothèque. J’y ai découvert Freud. Mais Monsieur Le Gouverneur lui préfère l’un de ses premiers disciples : Jung et ses théories fumeuses sur l’inconscient collectif, les archétypes et la synchronicité. J’ai détesté son dernier ouvrage publié en 1912 « Métaphores de l’âme et ses symboles ». Je ne vois pas ce qu’il y a d’intéressant à analyser les cultures primitives, des gens comme Père et Garouda. Ce n’est pas en regardant les déchets que nous allons faire évoluer l’Humanité.

La cérémonie se passe à merveille, je récite avec ferveur la main sur le cœur la prière de ma communion solennelle avant de faire la queue dans l’allée centrale pour prendre mon osti.
Comme à son habitude le prêtre me présente le petit corps du Christ, tout rond, tout blanc, tout plat avec un goût de pâte mal cuite.

C’est à ce moment-là que tout bascule. Des parfums d’encens et de camphre envahissent mes narines. J’entends le tintement aigu de la petite cloche de cuivre des cérémonies tamouls et ma peau devient celle de mon frère. Je sens les aiguilles transpercer mon épiderme comme si quelqu’un s’amusait à coudre à même ma peau. Les larmes me montent aux yeux.
Le prêtre répond à mes yeux mouillés d’un large sourire, persuadé que je suis submergé par l’émotion de l’Esprit Saint.
J’ai l’estomac qui se serre, tous les yeux de l’église sont fixés sur moi. Lorsque la douleur d’une aiguille traverse mon visage de ma joue gauche à ma joue droite, transperçant ma langue en passant, la vague de douleur est telle que je vomis sur la robe immaculée de l’homme de Dieu.

Sous les yeux horrifiés de toute l’assistance, je sors de l’église en courant. Mes oreilles attrapent des phrases au passage : « C’est un démon… un sauvage… C’est bien la preuve qu’ils n’ont pas d’âme, même Dieu n’en veut pas… »
Seul Monsieur Le Gouverneur reste impassible, il me tourne délibérément le dos. J’ai cessé d’exister pour lui.

Après deux heures d’errance, n’ayant d’autres endroits où aller, je décide de revenir chez moi. Garouda, la tête entre les genoux, pleure devant notre porte fermée.

En quelques mots, mon jumeau m’apprend que lui aussi a été touché par la douleur, lui aussi a vomi. Les douze mains du Dieu Muragan ne l’ont pas protégé. Les prêtres l’ont banni du temple… à vie.
Puis on est venu raconter à Père mes mésaventures. Déshonoré, Père ne veut plus nous voir et garde porte close.

Monsieur Le Gouverneur m’a abandonné, Père a fait de même avec Garouda.
Nous sommes seuls, à nouveau jumeaux, réunis par la honte.

Je ne veux pas rester dans la rue ni exposer mon malheur à la vue de tous. Je propose à mon frère jumeau de nous mettre à couvert le temps de la nuit, dans les bois au fond de la ravine qui borde la ville de Saint-Denis. Nous y réfléchirons à ce que nous ferons le lendemain.

Épaule contre épaule, nous avançons vers les arbres lorsque ma vue se trouble. Une seconde les troncs d’arbres se dressent en face de moi, la seconde d’après je les vois sous un autre angle, environ 20° sur la gauche, à travers les yeux de mon frère. Les deux visions finissent par se stabiliser et les arbres forment maintenant une énorme flèche pointant vers une petite grotte tout au fond de la ravine.

J’interroge Garouda du regard. Que fait-on ? Il me répond d’un haussement d’épaules pour me faire comprendre que nous n’avons pas mieux à faire et avance d’un pas traînant vers la caverne.

Deux, quatre, cinq couples de jumeaux vivent à l’intérieur de la grotte. Deux vieilles dames s’avancent tout sourire, les bras ouverts en signe de bienvenue.
Une voix ou plutôt deux voix superposées résonnent dans nos têtes :
– Les deux yeux de Naga et les deux yeux de Garouda forment-ils enfin un Katzyeux ?
Ni Garouda, ni moi ne savons ce qu’est un Katzyeux.
Les jumelles doivent sentir notre trouble car après nous avoir détaillé des pieds à la tête elles reprennent :
– Seul les Katzyeux peuvent trouver cet endroit. Seuls deux esprits qui ne forment qu’un peuvent y arriver.

Plus tard dans la nuit nous apprenons que pour devenir un Katzyeux deux jumeaux doivent trouver les points de connexions dans leurs vies pour pouvoir partager un même regard.
L’important c’est le nombre de raccordements ; ce sont des cordes qui se démultiplient pour tisser une solide passerelle entre les deux montagnes de pensées que sont les deux cerveaux.
Puis la passerelle se rétracte, les montagnes se rapprochent l’une de l’autre et se collent si intimement que même votre petit doigt ne peut plus passer entre elles. Les pensées fusionnent.

Le lendemain, Garouda et moi passons la matinée à tenter de nous connecter à un autre Katzyeux, des jumeaux d’origine asiatique. Mais nos cultures sont si différentes que nos points de connexions sont rares.
Pendant la collation de midi, je rêve de mon ancienne vie, de Monsieur Le Gouverneur, de sa bibliothèque, de nos disputes à propos de Yung et de ses archétypes.
Soudain, la voix de Garouda exulte dans mon esprit :
– C’est ça la solution ! Ce sont les archétypes car ils nous lient tous, quelle que soit notre culture, notre âge ou notre expérience !
Garouda a lu dans mes pensées et a trouvé un côté pratique à ses théories d’illuminé : avec les archétypes je peux dresser une carte mentale pour orienter nos recherches de connexions.

Après le repas je me concentre donc sur les archétypes de Yung, ce système de représentation de l’inconscient collectif. J’ouvre des passages psychiques, en suivant les concepts d’Anima, Animus, Enfant intérieur, Femme d’action, Homme primitif, Ombre, Persona, Soi, Trickster, Vieux sage…
Alors que Garouda, tel Murunga et ses douze bras, lance ses souvenirs comme des grappins pour atteindre l’esprit du Katzyeux asiatique.
Avant longtemps, les grappins finissent par s’accrocher. Tous les quatre nous avons vécu l’abandon paternel, tous les quatre sommes déchirés entre deux cultures, tous les quatre…
Les points de connexion s’enchaînent de plus en vite. Une passerelle se construit et enfin nos pensées se rapprochent, nous formons un Uitzyeux.

Je dispose désormais d’une carte de connexions potentielles et avec sa capacité à partager ses souvenirs et à ouvrir son esprit, Garouda bâtit rapidement de solides passerelles et attire les montagnes de pensées les unes vers les autres comme des aimants.
Le soir même, nous sommes invités à la connexion ultime, tenter de s’allier aux cinq autres couples de jumeaux présents pour former un Vinkatzyeux.

Avant notre arrivée, les dix jumeaux ont tenté de nombreuses fois d’être un Vinzyeux. Mais les tentatives ont été des échecs, l’osmose ne prenait pas.

Mais aujourd’hui les choses ont changé. Garouda et moi pouvons lancer nos grappins vers toutes les montagnes de pensées pendant que les autres attendent en position de récepteurs, prêts à en saisir les crochets et aligner leurs souvenirs sur les nôtres.

Tout se passe normalement au début, je quadrille le champ mental pendant que Garouda sème ses images qui poussent rapidement sous l’effort des cinq autres Katzyeux.
Mais soudain une phrase émerge d’un des Katzyeux « s’aurait dû être nous ! ».
Ces simples mots ouvrent la porte à des images : des heures passées par les autres Katzieux à travailler leur synchronicité, leurs échecs, leurs souffrances, leurs découragements.
Une avalanche d’amertume s’abat sur nous et détruit toutes les passerelles que nous avons construites :
« s’aurait dû… »
Elle se met à cogner avec force sur notre montagne commune :
« … être nous ! »
Les autres lancent des images-rochers : des images de moi, de mon air suffisant, de mes petites mesquineries.
Leur acharnement ouvre une fissure dans notre montagne. Il s’y engouffrent, montrant mon dégoût pour les primitifs, pour Père et Garouda.
Garouda est profondément étonné et encore plus profondément blessé. Dans un déchirement mental, nos montagnes se séparent. Nous ne sommes plus que deux falaises qui se font face.

Pourtant, je ressens encore les pensées de mon jumeau, il fait l’inventaire des jours heureux : Père nous apprenant comment pister les guêpes comme de véritables chasseurs pour trouver leur nid et manger leurs larves. Père nous racontant les histoires fabuleuses des Dieux tamouls, le soir au coin du feu, Père…
Père… Je l’aimais bien avant l’arrivée de Monsieur Le Gouverneur, avant que je ne change.
La tristesse m’envahit, je n’ai jamais rien compris et aujourd’hui, j’ai tout perdu.

La voix de Garouda résonne dans ma tête et son amour réchauffe mon cœur :
– Moi je t’ai toujours aimé !

Ses pensées atteignent les autres Katzyeux. Tous les jumeaux présents partagent, le même amour, les mêmes doutes, les mêmes tromperies.
Nous sommes tous furieusement imparfaits et c’est ce qui nous rend universels. Nous sommes un.
Nous avons mille visages.
Nous sommes les versants de la même montagne.

Mon esprit se tourne vers Garouda. Une phrase tourne en boucle dans son cerveau :
« Père nous a sauvé ! ».

***

Arrivés à Saint-Denis aux premières heures du jour, nous cherchons Père dans chaque champ avant d’apprendre que le Gouverneur, ne me trouvant pas, l’a pris pour nettoyer ses latrines, comme un vulgaire intouchable. Nous décidons de plaider sa cause en utilisant notre pouvoir de Katzyeux.

Face au Gouverneur, je mène les opérations mais sa montagne mentale est entourée d’un immense mur qui s’élève au-dessus de son sommet.

Garouda lance tout de même ses grappins souvenirs avec force mais ils rebondissent sur la muraille.
Je me joints à lui pour lui donner assez de puissance pour fissurer l’édifice, mais malgré notre acharnement le mur reste intact.
Soudain, les cordes de nos grappins mentaux se mettent à vibrer. La voix de Père résonne dans nos têtes :
– Par la flûte de Krishna ! On est tous dans votre tête ! Comment faîtes-vous cela ?
Tout de suite je comprends que nos grappins ont ricoché sur le mur du Gouverneur, et leurs crochets ont agrippé Père. Et il n’est pas seul, je ressens la foule des montagnes de ceux que je considérais comme primitifs s’approcher.
Les montagnes s’imbriquent dans la nôtre et forment désormais un seul et immense sommet qui dépasse le mur du Gouverneur.
Garouda peut bâtir des passerelles et broie la muraille qui nous sépare en rapprochant les montagnes d’un coup brusque.
Notre montagne avale celle du Gouverneur puis se met à gronder, elle devient volcan, prête à cracher au monde sa nouvelle humanité.


 

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